Si il est bien un acteur incontournable de la restauration de Notre-Dame de Paris, qui a été oublié lors de la cérémonie de réouverture de la Cathédrale, c’est le numérique. C’est pourquoi j’ai demandé à Emmanuel di Giacomo d’Autodesk de nous expliquer les apports indispensables des technologies numériques et notamment du BIM pour mener à bien et dans les temps cette restauration.
Si les pompiers, les tailleurs de pierres, les charpentiers, les couvreurs et les multiples restaurateurs d’œuvres d’arts ont été, à juste titre, chaleureusement remerciés lors de la cérémonie de réouverture, pour leur contribution au sauvetage et à la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris, gravement endommagée par un incendie le 15 avril 2019, l’apport des technologies numériques a été quasiment passé sous silence, alors qu’elles ont été au cœur du chantier pendant 5 ans et qu’elles vont maintenant continuer à surveiller le bâtiment au quotidien.
C’est pourquoi j’ai demandé à Emmanuel di Giacomo, en charge du développement des écosystèmes BIM et aussi de l’IA chez Autodesk pour l’Europe, de nous expliquer pourquoi et comment les technologies numériques ont, elles aussi, largement contribuées à la résurrection de ce patrimoine.
« Notre PDG, Andrew Anagnost, et notre vice-président AEC, Nicolas Mangon, qui est français, ont été extrêmement touchés, comme beaucoup de personnes dans le monde, par cet incendie. Tout de suite, ils se sont dit : comment Autodesk pourrait œuvrer pour accélérer la reconstruction de Notre-Dame, en allant au-delà d’un don financier ? C’est pourquoi ils ont tout de suite proposé au Ministère de la Culture de mettre à disposition un panel de logiciels dédiés au monde de la construction avec une approche BIM (Building Information Management) autour d’un modèle 3D de la cathédrale pour différents cas d’usage », explique Emmanuel di Giacomo.
Mais à l’époque, l’Etablissement Public Administratif chargé de la conservation et de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris n’existait pas encore, puisque cet EPA, prévu par la loi du 29 juillet 2019, a été créé le 1er décembre 2019. Comme il fallait aller vite, un partenariat a été rapidement noué avec Art Graphique et Patrimoine (AGP), société française fondée en 1994 par Gaël Hamon, un tailleur de pierre spécialisé dans la restauration des monuments historiques, qui souhaitait allier la passion pour les métiers traditionnels et la volonté de mettre les technologies numériques au service de l’art et de la culture.
Créer un modèle BIM dans l’urgence
« Cela était d’autant plus logique qu’AGP travaille régulièrement depuis plus de 25 ans sur Notre-Dame. Ils avaient notamment réalisés des numérisations lasers avec l’historien de l’architecture belge d’origine anglaise, Andrew Tallon, alors qu’il faisait une comparaison des cathédrales en Europe. Et du coup il y a eu cette opportunité d’avoir accès à un nuage de points, finalement assez récent, de Notre-Dame, sur lequel nous leur avons demandé de construire un modèle BIM 3D de Notre-Dame avec Revit dans un niveau de détails relativement élevé, un LOD 350. (Voir encadré) On a ainsi obtenu un modèle structurel précis de Notre-Dame, mais sans toutes les petites modénatures. L’idée de ce modèle BIM était de pouvoir extraire rapidement des quantités de pierre, de bois ou de plomb nécessaires à la reconstruction, mais aussi de pouvoir par exemple venir caler une charpente 3D digitale dessus. »
Mais ce modèle BIM reflétait l’état de la cathédrale avant incendie, toutefois sans la charpente, la fameuse forêt, qui, bien qu’ayant fait l’objet d’une numérisation laser faite par AGP, n’avait pas fait l’objet d’une remodélisation 3D. Une absence de modèle 3D de la Forêt qui n’a pas posé de problème pour la reconstruction, puisque l’Architecte en chef des monuments historiques Rémi Fromont, qui a été chargé de ce travail, avait fait quelques années auparavant tous les relevés à la main de la charpente, avec ses plus infimes détails dont tous les assemblages. Ce sont ces relevés qui ont été directement utilisés par les charpentiers pour recréer toutes les pièces à l’identique.
Doc : Etablissement Public en charge de la conservation et de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris et Art Graphique & Patrimoine
Pour avoir un état des lieux après l’incendie, AGP a été rapidement mandaté par le Ministère de la Culture, plus particulièrement la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC), et par la Préfecture de Police de Paris pour faire une numérisation laser post incendie, afin de mieux évaluer les dégâts et voir les éventuels mouvements de la structure en superposant les deux numérisations.
Vers un mécénat technologique
Finalement un mécénat technologique a été mis en place dès la création de l’EPA piloté par le général Jean-Louis Georgelin et son bras droit l’ingénieur général de l’armement Philippe Jost. Ce mécénat portait sur la mise à disposition du modèle 3D BIM de Notre-Dame créé avec AGP, de licences logicielles de Collections AEC (Revit, Autocad pour la modélisation ; 3ds Max, Maya pour la visualisation ; ReCap pour transformer les données physiques en modèle numérique ; Civil 3D pour la reconstitution de tout l’environnement urbain autour de Notre-Dame ; InfraWorks pour intégrer les projets dans un contexte réel), ainsi que d’une plate-forme collaborative pour que tous les acteurs du projet sur le chantier (250 entreprises) puissent avoir accès à la maquette, échanger, en extraire des informations, voire tous les documents qui constituaient finalement Notre-Dame. En fonction des besoins, entre 50 et 100 personnes accédaient quotidiennement à ce modèle 3D.
« Mais le modèle BIM 3D issu des numérisations lasers a aussi été largement utilisé pour créer toute une série de documents 2D. Parce qu’il faut savoir que Notre-Dame n’avait pas de de documentation 2D. Il n’y avait ni plans, ni coupes, ni façades. » Effectivement, Eugène Viollet-le-Duc ne disposait pas lors de sa restauration du milieu du 19e siècle des technologies actuelles qui permettent de créer des plans exacts de l’existant. Les beaux plans à la manière des Beaux-Arts de l’époque ne sont donc malheureusement pas exacts et il est impossible de s’appuyer dessus pour lancer des travaux de restauration. Ces beaux plans correspondent à du ‘‘as-designed’’, mais malheureusement pas du ‘‘as-built’’.
Une faiblesse dont semble-t-il il était conscient puisqu’il a fait réaliser de nombreux moulages en plâtre des bâtiments les plus remarquables, notamment des églises (tympans, façades, éléments particuliers, statues…) qui sont stockées dans des entrepôts en région parisienne ou à la Cité de l’Architecture dans la galerie des moulages.
Différents cas d’usage
Dès le début des travaux, le modèle BIM a été utilisé par la société Setec Opency, qui a géré toute la logistique du chantier. De la mise en place des bureaux et des zones de décontaminations au plomb dans des Algeco, au positionnement des grues pour aller chercher les matériaux qui arrivaient par camions et par bateaux, avec vérification des gabarits et des débattements. En passant par la vérification des gabarits pour que les camions de livraison n’endommagent pas les arbres classés du square Jean XXIII, ou encore le phasage du montage des multiples échafaudages intérieurs et extérieurs. Le modèle BIM devient ainsi 5D, car on y incorpore les aspects temporel et quantitatif.
Le modèle BIM a aussi été utilisé par l’agence d’architecture Patriarche, qui était en charge de la maîtrise d’œuvre technique du chantier pour tout ce qui est approvisionnement, adduction d’eau, d’électricité, etc. et organisation du travail des équipes sur le chantier pour des problématiques de sécurité.
« La maquette BIM a été aussi utilisée dans un certain nombre de cas d’usage relatifs à la simulation, notamment par le CSTB pour faire des études de résistance au vent de la toiture et de la future flèche. Ainsi ils ont récupéré la maquette BIM, d’une part, pour l’utiliser dans leurs outils propriétaires de mécanique des fluides et, d’autre part, pour imprimer en 3D une maquette physique à petite échelle, pour faire des essais en soufflerie, afin de valider que les résultats qu’ils obtenaient de manière numérique étaient cohérents. »
La maquette BIM a aussi été utilisée pour simuler un éclairage mettant en valeur l’intérieur du monument rénové, et faire oublier son aspect antérieur très sombre. Ainsi Patrick Rimoux, artiste contemporain, et Shantidas Riedacker, architecte lumière ont utilisé la maquette BIM pour étudier, positionner et mettre au point ces éclairages artificiels
La maquette BIM a aussi été d’un grand secours pour étudier le positionnement et les cheminements des multiples nouveaux systèmes dont est doté la cathédrale (sécurité incendie, réseau d’extinction par sprinklers, multiples systèmes de sécurité, systèmes de surveillance en temps réel de la position de personnes à l’intérieur pour pouvoir faire des évacuations d’urgence, éclairage, sonorisation…). La maquette BIM a parexemple permis d’utiliser au maximum les carnaux existants entre les voutes des collatéraux et le sol des tribunes pour faire passer ces systèmes.
En attendant le jumeau numérique
De là a envisager un jumeau numérique de la cathédrale pour en faciliter l’exploitation et la maintenance, il n’y a qu’un pas. « Nous y travaillons. Nous réalisons actuellement un prototype que nous commençons à présenter au diocèse pour leur en montrer l’intérêt. Ce genre de démarche prend toujours du temps, mais nous avançons pas à pas et espérons aboutir dans les mois à venir. »
« Notons que c’est la première fois au monde qu’un modèle 3D d’un monument historique aussi important et d’une telle taille est réalisé. C’est un fichier qui est quand même assez gigantesque, 500 à 700 Mo. Pour limiter sa complexité nous avons mis en place de stratégies spécifiques, notamment pour la modélisation. Par exemple, Notre-Dame comporte 186 voutes, toutes différentes. Nous avons donc créé des composants adaptatifs ultra-paramétriques qui permettait de placer les génératrices de ces voûtes ou des croisées d’ogives, et ensuite de venir les adapter par rapport à un document DWG ou à un nuage de points qu’on mettait en fond, en collant au plus près possible de la réalité des claveaux tous différents. Idem pour toutes les colonnettes et tous les meneaux des ouvertures. »
Emmanuel di Giacomo, en charge du développement des écosystèmes BIM et aussi de l’IA chez Autodesk pour l’Europe. Doc : Autodesk
Restructurer aussi les abords
Outre la reconstruction à l’identique de la cathédrale, le projet Notre-Dame comporte un volet réaménagement de ses abords, piloté par la ville de Paris. « Pour cela nous avons réalisé un modèle numérique de terrain de la partie Est de l’Ile de la Cité, couvrant 5 hectares, avec bien sûr Notre-Dame, issue du modèle BIM, mais aussi la Préfecture de Police, l’Hôpital de l’Hôtel-Dieu, tous les immeubles et les ponts qui se trouvent tout autour, les squares Jean XXIII et d’Ile-de-France avec le Mémorial des martyrs de la déportation, etc. On a aussi modélisé le presbytère, la sacristie, tout le parking souterrain et la crypte du parvis de Notre-Dame, les égouts qui se trouvent juste en dessous, pour pouvoir s’assurer que le projet futur puisse être réalisé correctement. Ce modèle numérique de terrain a été mis à la disposition des 4 équipes participant à ce concours international, pour qu’elles puissent y intégrer leur projet. Bien sûr, l’interopérabilité est extrêmement importante. Du coup, nous avons aussi mis à disposition un modèle au format IFC, notamment pour les participants au concours international qui n’utilisent pas nos logiciels. On a aussi mis à disposition du jury un modèle en réalité virtuelle et en réalité augmentée pour qu’il puisse se faire une idée sur la base du même modèle numérique de terrain. Ce qui a permis au jury de choisir la solution qui leur paraissait la plus adaptée. En l’occurrence, celle du paysagiste belge Bas Smets. »
Le BIM et l’IA indispensables à la préservation du patrimoine
« De fait, le BIM est un gros enjeu et une nécessité quasi absolue pour la préservation du patrimoine. Chaque monument historique devrait disposer d’une numérisation 3D pour garder une trace à un instant T de ce qui pourrait être détruit. Quelques mois après l’incendie de Notre-Dame de Paris, la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes a été victime d’un incendie criminel qui a détruit l’orgue qui se trouvait sur le tympan. Heureusement, AGP avait été mandaté par le diocèse pour faire un scan de la cathédrale et ils ont pu refaire des documents qui vont permettre de reconstruire l’orgue de la cathédrale, donc ça prouve bien que c’est une c’est une nécessité. »
A plus long terme, l’Intelligence Artificielle pourrait avoir un réel intérêt dans la préservation du patrimoine. « L’IA peut, par exemple, grâce à une analyse automatique des éléments architectoniques dans un nuage de points, apporter une reconnaissance automatique de la typologie des éléments, les classifier, par exemple des chapiteaux ou des fûts de colonnes, des ouvertures… et les comptabiliser. Ça peut aussi aider à analyser le niveau de déformation ou de pathologie d’un bâtiment, grâce à des algorithmes spécifiques capables de détecter des fissures ou des distorsions sur des bâtiments équipés de capteurs. Et puis ça pourrait automatiser aussi un certain nombre de choses telle la documentation de projet ou la reconstitution de documentations qui n’existeraient pas. Enfin, nous avons des chercheurs qui travaillent sur la reconstitution de parties de bâtiments disparues en analysant, grâce à l’IA, la logique de construction de ces bâtiments à partir des parties subsistantes. »
D’autres projets basés sur le numérique
Les technologies numériques ont donc un terrain de jeu idéal dans le sauvetage du patrimoine architectural. Par exemple, la restauration du Grand Palais dans le cadre des Jeux Olympiques de Paris 2024, qui a été menée par l’architecte François Chatillon, est en fait une utilisation intelligente et subtilement dosée dans une approche hybride d’un nuage de points, avec des DWG qui existaient mais qui n’étaient plus forcément un jour, et les documents papier de l’époque scannés qui expliquaient les modes constructifs. Autre exemple, la reconstruction de la flèche de la basilique de Saint-Denis qui a été démontée en 1846 après en ouragan. Cette flèche a entièrement été remodélisée par AGP avec Inventor, et les 20 000 pierres nécessaires vont être taillées sur des fraiseuses à commande numérique à partir du modèle numérique de chacune d’entre-elles.
Les 6 niveaux de développement (LOD)
The American Institute of Architects (AIA) and the Associated General Contractors of America (AGC) have established a commonly used LOD (Level of Development) framework that breaks down the construction model into specific levels:
L’American Institute of Architects (AIA) et l’Associated General Contractors of America (AGC) ont établi un cadre LOD (Level of Development) couramment utilisé, qui décompose le modèle de construction en niveaux spécifiques :
LOD 100 – conception conceptuelle : à ce stade, le modèle représente la forme et la taille de base des éléments sans informations détaillées. Il est utilisé pour transmettre l’intention globale de la conception.
LOD 200 – conception schématique : le modèle s’affine, incorporant des quantités, des tailles, des formes et des emplacements approximatifs d’éléments. Il aide à analyser les relations spatiales et les premiers concepts de conception.
LOD 300 – conception détaillée : dans cette phase, le modèle inclut des informations géométriques, des tailles spécifiques, des formes et des composants d’objet détaillés. Il est utilisé pour produire des documents de construction et coordonner différentes disciplines.
LOD 350 – documentation de construction : le modèle comprend des assemblages détaillés et des informations de fabrication ou de construction. Il est utilisé pour générer des documents de construction et des dessins d’atelier.
LOD 400 – fabrication et assemblage : ce niveau implique la création de modèles détaillés avec des assemblages et des connexions spécifiques, adaptés à la fabrication et à l’assemblage.
LOD 500 – tel que construit ou gestion des installations : à ce stade, le modèle comprend des informations sur les éléments installés et opérationnels du bâtiment, reflétant les conditions réelles de maintenance et de gestion des installations.
Ingénieur de formation (ENIM) et journaliste professionnel depuis 1981, Jean-François a participé à de nombreux journaux et lettres d’information (Bureau d’Etudes, CFAO Synthèse, SIT, Industrie & Technologies, Usine Nouvelle…) comme journaliste, rédacteur en chef adjoint ou rédacteur en chef.
En retraite depuis février 2017, Jean-François veut que celle-ci soit active. C’est pour cette raison qu’il reste informé de ce qui bouge dans le PLM dans son sens le plus large (CFAO, Simulation Numérique, Impression 3D, Usine du futur, Réalité virtuelle et augmentée…).